le marché de l'audioprothése : vers la mort d'un métier de d'un monopole ?

« C’est bien malheureux à dire Docteur, mais nous sommes en train d’assister à la mort lente et douloureuse du métier d’audioprothésiste »

Ce propos, tenu par un audioprothésiste auprès d’un médecin ORL en Janvier 2018[1], peut surprendre : dans une société française vieillissante, où les problèmes d’audition sont de plus en plus précoces et touchent de plus en plus de personnes – une société dans laquelle la demande en appareils auditifs est donc croissante – pourquoi le métier d’audioprothésiste serait-il voué à disparaître ? Ce constat est pourtant plein de bon sens et pour cause, il émane d’une personne connaissant parfaitement son métier et l’évolution du marché. Il y a, en effet, de nombreuses raisons pour lesquelles le métier d’audioprothésiste est voué à disparaître dans les prochaines années. Cette évolution a, par ailleurs, déjà commencé, avec l’arrivée des assistants d’écoute et l’essor des nouvelles technologies.

Le métier d’audioprothésiste depuis 1967

Avant la mise en place du texte fondateur réglementant la profession d’audioprothésiste telle qu’on la connaît aujourd’hui, ces derniers n’avaient pas de statut propre et exerçaient leur activité en complément d’une autre : pharmacien, opticien, orthopédiste, radioélectricien. Le Syndicat National des Audioprothésistes (crée en Août 1959) puis le Syndicat National Unifié des Audioprothésistes (crée en Octobre 1963), les représentaient auprès des institutions.

Ces syndicats ont largement contribué à l’évolution du texte initial inscrit au Parlement le 6 octobre 1965, en proposant un projet de loi voté par l’Assemblée Nationale le 24 Juin 1966, qui pose les fondements de la profession :

  • Exclusivité de l’exercice de la profession,
  • Statut de commerçant,
  • Pratique d’une audiométrie prothétique,
  • Obligation de disposer d’un local professionnel,
  • Obligation d’une prescription médicale,
  • Responsabilité exclusive en matière de choix d’appareil auditif,
  • Définition d’un diplôme d’Etat d’audioprothésiste.

Puis, le 3 Janvier 1967, le Code de la Santé Publique réglemente la profession d’audioprothésiste :

Art. L. 510-1« Est considérée comme exerçant la profession d’audioprothésiste, toute personne qui procède à l’appareillage des déficients de l’ouïe. Cet appareillage comprend le choix, l’adaptation, la délivrance, le contrôle d’efficacité immédiate et permanente de la prothèse auditive et l’éducation prothétique du déficient de l’ouïe appareillé. La délivrance de chaque appareil de prothèse auditive est soumise à la prescription médicale préalable et obligatoire du port d’un appareil, après examen otologique et audiométrique tonal et vocal. »

Art. L. 510-2« Il est créé un diplôme d’Etat d’audioprothésiste délivré par les facultés de médecine ou les facultés mixtes de médecine et de pharmacie après des études préparatoires et des épreuves dont le programme est fixé par décret pris sur le rapport conjoint du ministre des Affaires sociales, du ministre de l’Education nationale et du ministre des Anciens Combattants et Victimes de Guerre. Nul ne peut exercer la profession d’audioprothésiste s’il n’est titulaire de ce diplôme ou du diplôme d’Etat de docteur en médecine. »

Art. L. 510-4« L’activité professionnelle d’audioprothésiste ne peut être exercée que dans un local réservé à cet effet et aménagé, selon des conditions fixées par décret, afin de permettre la pratique de l’audioprothèse définie au deuxième alinéa de l’article L. 510-1. »

Comprendre le travail d’un audioprothésiste

Un audioprothésiste est le technicien qui va, sur présentation d’un audiogramme réalisé par un médecin ORL :

  • Choisir le type d’appareil auditif destiné au patient (contour d’oreille ou intra auriculaire). Ce choix est arbitré entre 3 variables : la perte auditive de l’individu, son âge, son désir de discrétion ;
  • Ajuster la courbe d’amplification de l’appareil auditif sur l’audiogramme du patient.

Le schéma suivant vous permet d’appréhender la lecture d’un audiogramme ORL et donc de comprendre le travail de l’audioprothésiste. La perte auditive de l’individu est quantifiée en décibels (dB) par fréquences (les fréquences sont exprimées en Hertz). Ici, la perte auditive est quantifiée sur 9 fréquences. La courbe rouge représente l’oreille droite, la courbe bleue représente l’oreille gauche.

L’infographie suivante vous permet maintenant de comprendre le travail de l’audioprothésiste : il amplifie les sons, sur les fréquences lésées, afin de permettre à l’individu de « retrouver » un niveau d’audition « normal ». L’amplification faite est donc égale à celle de la perte auditive.

Un appareil auditif est donc un amplificateur de sons et l’audioprothésiste est la personne qui vient ajuster l’amplification des sons sur les fréquences lésées du patient : c’est ce que l’on appelle un réglage sur-mesure. L’adaptation de l’appareil auditif à l’audiogramme du déficient de l’ouïe est le cœur de métier de l’audioprothésiste, son savoir-faire. Dans la loi, il ne peut vendre une prothèse auditive si celle-ci n’a pas été ajustée sur-mesure à la perte auditive du patient. Ainsi, si une prothèse auditive n’est pas adaptée sur-mesure, c’est donc qu’elle est préréglée : alors elle n’est pas prise en charge par la sécurité sociale et ne relève pas de la compétence d’un audioprothésiste.

Le savoir-faire de l’audioprothésiste : nécessité absolue pour les pathologies sévères

Le savoir-faire de l’audioprothésiste est une nécessité absolue lorsqu’on s’adresse à des personnes atteintes d’une surdité sévère ou profonde, ou qui ont un audiogramme atypique. Sur l’image suivante :

  • En haut, la courbe représente une perte auditive presbyacousique. Dans le cas d’une presbyacousie, la perte auditive touche les fréquences aiguës (2000Hz, 4000Hz, 6000Hz, 8000Hz). C’est une courbe typique, c’est à dire que toutes les personnes presbyacousiques présentent cette courbe, seul le degré de la perte auditive, sur certaines fréquences, peut varier ; 
  • En bas, un exemple d’audiogramme de surdité sévère.

Dans le cas d’une perte auditive presbyacousique, une prothèse auditive préréglée (communément appelée assistant d’écoute), parce qu’elle intègre une courbe d’amplification correspondant à la courbe décrite plus haut, convient parfaitement. Grâce à une molette de volume, l’utilisateur fait évoluer l’amplification de cette courbe en fonction du degré de sa perte auditive : elle ressentira donc un confort d’écoute immédiat. Les assistants d’écoute sont une formidable réponse pour les personnes presbyacousiques, qui représentent – rappellons-le – 88% de la population de malentendants.

En revanche, une personne présentant un audiogramme complexe n’entendra pas mieux avec un appareil auditif préréglé sur une courbe presbyacousique : la courbe d’amplification ne lui convient pas car elle ne correspond pas à sa perte auditive. À perte auditive atypique, prothèse auditive sur-mesure ! D’autre part, le niveau d’amplification des sons, dans ces cas précis, doit être important (par exemple, de 110dB sur la fréquence 4000Hz sur notre image précédente), ce qui crée des distorsions. Ces distorsions ne peuvent être réglées que par un audioprothésiste.

Pourquoi la mort du métier d’audioprothésiste ?

Les raisons sont multiples : économiques, perte d’un savoir-faire, impossibilités de s’orienter sur le préréglé, émergence des nouvelles technologies… Voyons cela en détail.

• Les raisons économiques : de nombreux points de vente, un cœur de cible minoritaire.

Nous l’évoquions précédemment, les problèmes d’audition sont le mal du siècle : ils s’étendent en tâche d’huile dans le monde, touchent de plus en plus de personnes, de plus en plus tôt. Cependant, dans l’ensemble des pays développés, la population de personnes malentendantes est, à plus de 88%, composée de presbyacousiques qui ne s’appareillent pas ou s’orientent sur des appareils auditifs préréglés. Les pathologies auditives sévères ou profondes, qui nécessitent un appareillage sur-mesure ne concernent que 4% à 5% des troubles auditifs (heureusement !) : le cœur de cible des audioprothésistes ne concerne donc qu’une minorité d’individus.

Quand elle choisi un audioprothésiste, cette minorité se tourne préférentiellement vers des enseignes qui bénéficient d’une très forte notoriété sur leur savoir-faire (comme le Laboratoire Eric Bizaguet à Paris) et n’hésite pas, si elle n’est pas satisfaite, à « aller voir ailleurs ». La finesse d’amplification dont ces personnes ont besoin (et qui peut vous sembler anodine – sons d’assiettes qui se cognent, talons dans la rue, claquement de doigts, voix de vos proches), est fondamentale pour elles et peut les faire passer du rire aux larmes en quelques secondes si la restitution est trop métallique ou pas conforme à leurs attentes, parfois idéalisées. Elles se tournent peu, voire pas, vers des grandes enseignes, qui appareillent donc majoritairement des presbyacousies (80% des appareillages auditifs faits). Ces enseignes perdent, en conséquence, leur savoir-faire technique par défaut de pratique quotidienne sur des pathologies complexes.

Malgré leur nombre croissant de points de vente (et des charges qui vont avec), ces enseignes ne voient donc pas leur nombre de clients augmenter pour autant. D’autre part, l’offre auditive faite, par ces enseignes, aux presbyacousiques est une offre qui correspond aux pathologies lourdes (contours d’oreille, service de suivi sur 4 à 5 ans). En d’autres termes, pour amortir les charges, le produit et le service sont vendus très chers. Face à cela, nos presbyacousiques, peu dupes, conscients de ne pas être dans le cas d’un handicap auditif et disposant d’un pouvoir d’achat en baisse constante, s’informent davantage et se tournent plus spontanément vers des assistants d’écoute, pour la performance, l’immédiateté et le prix attractif de ces derniers, ce qui est bien normal. Avant d’essayer un produit à 3 000€, il est normal de vouloir tester celui à 300€ ! On rentre donc dans un cercle vicieux pour les grandes enseignes, prises en étau entre :

  • Leurs charges, témoins d’une stratégie de proximité : un point de vente à proximité d’un cabinet ORL et/ou en centre-ville et de leurs dépenses en marketing ;
  • L’impossibilité de réduire leurs prix de vente ;
  • L’impossibilité de pouvoir s’orienter sur une offre préréglée,
  • L’impossibilité de pouvoir récupérer / satisfaire une clientèle atteinte de pathologies complexes.

Les deux grands « vainqueurs » de cette situation seront d’une part les audioprothésistes disposant d’une excellente réputation quant à leur savoir-faire et leur relation client et, d’autre part, les marques d’appareils auditifs préréglés qualitatifs, qui cassent le marché sans faire de concession sur la qualité. 

• L’impossibilité, pour les audioprothésistes, de prendre le tournant du préréglé

Selon le Code de la Santé Publique « Est considérée comme exerçant la profession d’audioprothésiste, toute personne qui procède à l’appareillage des déficients de l’ouïe. Cet appareillage comprend le choix, l’adaptation, la délivrance, le contrôle d’efficacité immédiate et permanente de la prothèse auditive et l’éducation prothétique du déficient de l’ouïe appareillé. » Les audioprothésistes sont donc dans l’obligation légale d’adapter la prothèse auditive vendue à la courbe audiométrique du patient, que ce réglage porte sur 3 canaux de fréquences ou sur 20. L’ajustement de la prothèse auditive à la courbe du patient et le suivi du patient pendant 4 à 5 ans (jusqu’au renouvellement de l’appareillage auditif) sont des conditions sine qua non pour la prise en charge de l’appareil auditif par la Sécurité Sociale. C’est également le coeur de métier d’un audioprothésiste, qui ne peut donc pas s’en exonérer et ajouter une offre préréglée à prix attractif dans leur catalogue. La seule chose qu’ils peuvent faire, au regard de cette situation et qu’ils font, d’ailleurs, c’est dénigrer l’appareillage auditif préréglé en expliquant que « le produit n’est pas bon « , « qu’il peut détruire l’oreille », « qu’il n’y a pas assez de canaux de fréquences », « qu’il faut absolument du sur-mesure », « et plus encore du sur-mesure contour d’oreille », « parce que votre perte auditive ne permet pas un appareillage intra-conduit » (consultez l’article « Prothèse auditive VS assistant d’écoute : différences et points communs » et l’article « Les audioprothésistes font-ils preuve d’une vraie neutralité face aux consommateurs ? » à ce sujet). Cette attitude, compréhensible d’un point de vue économique (la survie), est dommageable pour le consommateur, particulièrement quand le rôle de ces professionnels est d’apporter une solution concrète à une personne en souffrance.

D’autre part, le service de suivi dans le temps, nécessairement indissociable de la vente de l’appareil auditif pour la prise en charge par la Sécurité Sociale, représente environ 40% du prix final de la prothèse, selon une étude UFC Que Choisir et peut très bien ne pas avoir lieu (l’audioprothésiste a fermé boutique, l’utilisateur ne porte pas ses appareils auditifs). Cette condition « d’achat en bloc » devait être modifiée avec la Loi Macron de 2015 (qui ambitionnait la séparation de l’achat initial et de la prestation de suivi dans le temps) puis lors de la réforme du RAC 0. Mais, dans les faits, cela n’a jamais été fait : dans le premier cas, parce que la Sécurité Sociale n’a pas souhaité modifier son code, dans le second cas parce que les audioprothésistes ont fait passer cette proposition à la trappe pendant la négociation de la réforme du RAC 0. Ainsi, les audioprothésistes sont donc légalement obligés de faire payer un certain prix pour leurs produits, prix qui inclus le réglage et le service de suivi dans le temps. Face à cette réalité, ils ne peuvent donc pas rivaliser avec les offres d’appareils auditifs préréglés, qualitatifs et proposés à la vente avec un zéro de moins, destinés aux consommateurs presbyacousiques jeunes et autonomes !

Le RAC 0 ne changera pas cette donne et risque, dans les faits, de renforcer davantage encore le déploiement du marché du préréglé (nous en parlions dans cet article), ce qui amenuisera d’autant la clientèle des audioprothésistes. D’autre part, la moyenne d’âge des clients s’orientant sur des appareils auditifs préréglés est d’une soixantaine d’années (soit 10 ans plus tôt que l’appareillage traditionnel) : le risque est évident pour les audioprothésistes que les clients heureux de leur achat préréglé décident d’y retourner plutôt que de payer plus cher et d’attendre plus longtemps (prise de RDV chez l’ORL, prise de RDV chez l’audioprothésiste, phase d’essai) pour s’équiper ! C’est donc également en amont que la déperdition va maintenant s’opérer. Performance et prix étant au RDV sur le préréglé, il y a fort à parier que le parcours simplifié à l’achat d’un appareil auditif préréglé remporte une adhésion encore plus grande dans les années à venir, au détriment, toujours, de l’offre sur-mesure.

• Le développement des nouvelles technologies

Les avancées technologiques remplacent l’homme dans bien des secteurs. En sera-t-il de même demain, sur le marché de l’aide auditive ? Cette possibilité est loin d’être exclue. L’essor actuel du marché du préréglé, dont les produits sont en vente libre, permet de changer radicalement le comportement d’achat lorsqu’il s’agit d’acquérir un appareil auditif : l’achat sur Internet, d’un appareil déjà réglé, qui garantit l’autonomie parfaite du consommateur apporte une réponse à de nombreux problèmes :

  • Pas de délai long entre l’inconfort auditif et l’appareillage : aucun RDV ORL et audioprothésiste nécessaire. Le seul délai incompressible est celui de la livraison, qu’Amazon réduit grandement avec son offre Prime ;
  • Pas de barrière financière dans l’accessibilité aux soins ;
  • Une dédramatisation réelle de l’appareillage auditif, aujourd’hui vu comme un fabuleux gadget Hi-Tech (Bose, Seriniti) ;
  • Un appareillage tôt des personnes concernées (on gagne 10 ans !)

Et tout cela sans que l’absence d’une relation humaine n’impacte négativement la transaction. Derrière ces sites marchands, il y a des personnes, parfaitement joignables avant, pendant et après la vente. Le contact humain est-il donc une nécessité absolue pour l’achat d’un appareillage auditif, même dans le cas de pathologies sévères ? Pas sûr…

Si, demain, un appareil auditif voyait le jour, permettant de réaliser un audiogramme de l’utilisateur grâce à son smartphone puis de régler ensuite immédiatement l’aide auditive sur la courbe audiométrique ainsi générée, tout ça au chaud dans son salon, grâce à l’achat par Internet et sans avoir à payer un service de suivi (réalisé automatiquement par l’application, à chaque instant, dans tous les environnements sonores), qu’adviendra-t-il des milliers de points de vente d’audioprothèses en France, dont la qualité de service (et son coût) ne pourra pas rivaliser avec l’application (disponible H24 et 7 jours par semaine) ? Dénigreront-ils, là encore, une avancée fabuleuse pour le consommateur ? Ou accepteront-ils, enfin, la perte de leur monopole ? 

 

Sources :

[1] Publié sur le site Doc@Doc, les ORL entre eux

 

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